Attention danger : pensée
Un souvenir assez vif marqua ma première rentrée à l’école maternelle.
Comme je n’avais pas été à la crèche avant, ce jour représentait une grande étape sur la voie de ma socialisation.
De la joie du jeu, des scintillements de peinture, éclaboussements d’eau et autres bagarres de bac à sable, je ne me souviens guère, c’est que tout a donc du se dérouler en bon ordre.
Par contre, mon premier contact avec l’autorité institutionnelle s’est gravé comme une marque d’identification personnelle dans ma mémoire.
La maîtresse s’avisa à un moment de la journée de nous faire tracer des lignes diagonales pour quadriller une raquette de tennis. La consigne ayant du m’échapper dans ce grand flottement de bonheur qu’était ma première journée de classe, j’entamais un quadrillage parfaitement vertical.
Mme Michel vint donc gentiment interrompre mon élan rectiligne, jeta mon œuvre aux oubliettes et me fournit une nouvelle raquette vierge pour exécuter à nouveau les diagonales convenues. Mais rien à y faire : cette histoire de diagonales ne me semblait pas du tout en accord avec une raquette de tennis.
Mes camarades, rendus à leurs jeux, avaient achevé leur devoir depuis une éternité, que je me trouvais encore face à mon énième raquette ratée, traçant et retraçant sans sourciller de jolies lignes droites sous le regard troublé mais tout aussi tenace de ma patiente maîtresse.
Comment de temps dura cet étrange duel, c’est ce que je ne saurais vous dire précisément. Je me souviens seulement de cette énorme boule salée d’injustice qui se cristallisait au fond de ma gorge à mesure qu’elle refusait de répondre à ma question : « Pourquoi des diagonales ? » autrement que par un impénétrable et dogmatique : « Parce que ».
Aussi la journée s’acheva-t-elle sur une ultime raquette aux lignes bien droites, que la maîtresse remit le soir avec un soupir à ma mère, sous mes yeux approbateurs.
Sous ces augures de joie, d’amertume salée et d’objection, se levait l’aube de ma longue et tenace marche scolaire…
Depuis trois semaines, je suis des cours de rédaction en chinois.
Le premier jour, ma gentille professeuse Melle Jiang m’a expliqué gentiment qu’il fallait répondre à la question « Etes-vous pour ou contre voler du temps au temps en vivant la nuit ?» par oui ou non en illustrant d’exemples personnels. Comme mes camarades japonais et coréens semblaient être déjà bien familiers de l’exercice, je l’ai prévenue tout aussi gentiment que ce serait difficile pour moi de m’y plier, étant donné que j’avais fini par être imbibée irréversiblement des principes dialectiques de mon pays …et qu’on m’interdisait depuis la 6e d’évoquer ma vie personnelle dans une dissertation…
Mon espérance de vie dans cette classe s’annonçait d’emblée assez limitée, remarquerez-vous justement.
Mais comme il me faut bien apprendre à rédiger en chinois, et que je sais aujourd’hui qu’une raquette de tennis a des lignes diagonales, j’ai fait preuve de toute la docilité en mon pouvoir et rendu un certain nombre de devoirs.
- Pour ou contre faire des nuits blanches
- Mon ami chinois ( j’ai adapté ce sujet à mon goût personnel en le ré intitulant " Mon amie taiwanaise", pour tester l’abnégation de ma prof, car n’oublions pas que Taiwan, vu d’ici C’EST la chine.)
- Décrivez le personnage principal du film Vivre de Zhang Yimou (film interdit à la vente ici, car il évoque des réalités historiques niées dans les livres d’histoire. Elle est décidément trop cool cette prof )
- Les étudiants chinois selon vous ?( là, j’ai été obligée d’écrire en vers pour que mon message amer puisse passer … : sa tolérance a des limites quand même ! )
A ma grande surprise, ma grammaire et mes caractères tordus s’avérèrent tout à fait acceptables, mais je me découvris bien d’autres tares plus alarmantes : « On ne saisit pas clairement ton point de vue » ; « Tu ne donnes pas assez d’exemples personnels » ; « Trop d’idée abstraites ».
Qui plus est, je révélai une forte tendance boudeuse lorsqu’il s’agît d’apprendre des extraits de corrigés par cœur : « Le film Vivre ne nous parle pas de la cruauté du destin, les morts et les fléaux dont il est question ne nous désespèrent pas ni ne nous incitent à nous en prendre à la société ou au destin, bien au contraire il nous exhorte à vivre avec optimisme…»
Ou bien : « Les Pékinois sont des fainéants qui se contentent d’avoir un toit sur le tête et de gagner 80 yuan par jour en escroquant les gens venus d’ailleurs ».
Mes capacités mémorielles se révélèrent brusquement insuffisantes…
Comme j’étais qui plus est un peu lassée d’exercer mes compétences écrites par le biais d’un apprentissage systématique des expressions figées fondamentales du chinois. Genre : « Toute femme a envie d’être belle» ; « la parole de l’homme de basse condition n’a pas de valeur » ; « Il est dans l’ordre des choses de respecter ses aînés et ses professeurs » « Quand l’eau est peu profonde, il y a peu de poissons ; quand l’homme est trop exigeant, il a peu d’amis », j’ai donc pris la décision de changer un peu d’air en passant au cours d’expression orale…
Chinois, coréens et japonais tous unis contre la mélancolie.
Ma nouvelle professeuse d’oral est également très gentille. Elle est très douce, et comme elle a cité le penseur Meng Zi, j’ai pensé qu’elle devait avoir de la culture. D’ailleurs, pour nous expliquer pourquoi les chinois considèrent aujourd’hui le mariage et l’enfantement comme des fondements sociaux inébranlables, elle est remontée pertinemment jusqu’en 500 av.JC, époque de guerres destructrices où une loi avait contraint les filles au mariage à 17 ans afin de préserver la natalité et l’ordre social.
Comme c’était mon premier jour, je suis intervenue fort courtoisement : « La tradition chinoise est certes magistrale, mais ne pourrait-on imaginer que la situation sociale ait pu évoluer quelque peu depuis 2500 ans ? » Une minute toute blanche crispa l’atmosphère.
Je ne sais pas pourquoi, mes premiers cours s’achèvent perpétuellement sur un sentiment mêlé de joie et de délit.
Le lendemain, j’espérais que ma professeuse m’aimerait toujours bien, alors j’avais décidé de me tenir bien à carreau.
Nous lisions le vocabulaire du nouveau texte, et jusque là tout allait bien, je baignais dans les joies insondables de la connaissance, lorsque l’attention collective se fixa sur le mot "insomnie ". Une surprenante discussion s’engagea alors autour d’une découverte récente dont nous fit part notre gentille professeuse: « Il paraîtrait que l’insomnie a des origines essentiellement psychologiques ».
Une collègue coréenne, ayant eu vent elle aussi de cette information, l’éclaire en nous racontant l’histoire d’un de ses amis qui, après avoir pris des somnifères pendant 20 ans alla voir un jour un médecin chinois. Celui-ci se contenta de lui demander : « De quand datent ces insomnies ? » pour que l’ami réalise que sa maladie correspondait en effet à une date marquante dans sa vie. N’est-ce pas la preuve irréfutable que l’homme peut être influencé parfois par son "cœur" ? (En chinois, le mot psyché est un barbarisme que peu connaissent.)
Cette révélation produisit un effet considérable sur l’ensemble de mes camarades : une japonaise, et deux coréennes, dont une bonzesse bouddhiste, crâne rasé, petites lunettes et panoplie grise de rigueur.
Cette dernière souscrit alors inopinément à la thèse de l’origine psychologique des insomnies: « Moi-même, j’ai eu des insomnies pendant un an. J’avais envie de me suicider. »
La classe : -« NOooooooON ! Te suicider !!? »Cette révélation d’un état psychologique hors du commun fait l’effet d’une poule verte entrant en se dandinant dans un poulailler. Malgré cette réaction de rejet emmaillé de curiosité, elle s’engage courageusement dans une mise à nue bouleversante - : « Oui, oui, me suicider. J’avais été atteinte d’une maladie rare que l’on nomme la "mélancolie". »
La classe :- : « Toi, la bonzesse contaminée par la "mélancolie "? Les fléaux de ce monde n’épargnent-ils donc aucun d’entre nous ? »
La prof : « Non, aucun de nous désormais. Le mal se répand progressivement sur l’Asie, parfois, à l’imprévu, nous avons vent de ses apparitions. Dernièrement, Li Yu, ce ravissant présentateur télévisé au regard si doux a eu le vaillance d’avouer à son fidèle public qu’il était atteint, depuis un temps interminable, de cette douloureuse et effroyable maladie ! Qui aurait pu imaginer ça ? Si les meilleurs eux-mêmes ne s’attirent aucune grâce, qu’adviendra-t-il de nous ? »
Amélie : -« En France, c’est un état d’âme qui a longtemps été un moteur de création »
La classe (déconcertée et dubitative) : « … ? ?? »
La japonaise : -« Il parait que c’est une maladie qui s’abat sur les gens soucieux »
La bonzesse coréenne : - « C’est justement là le foyer de cette infection. Dans le questionnement, le doute, l’hypothèse, l’aléatoire. Moi, j’ai été atteinte justement au cœur de ces interrogations qui me lançaient jour et nuit : quel est le sens de la vie ? La profondeur de l’univers ? La douleur humaine a-t-elle une cause ? La mort…
La prof : - Cesse donc ainsi d’évoquer le mal ! Tes doutes, hypothèses, pensées aléatoires ne risquent-elles pas de me contaminer ? A t’écouter déjà, je les sens me pénétrer, et grouiller dans mes artères comme des globules empoisonnés ! Moi qui ai toujours su m’en préserver, moi qui suis restée une jeune fille saine de corps et d’esprit, ne m’induis pas aujourd’hui sur les chemins infectés de la crainte et de la douleur. »
La bonzesse: - « Moi aussi je suis atteinte parfois. Des tourbillons de larmes m’assaillent de toute part et me plâtrent dans un puit noir de douleur, où rien ne me protège plus des pics lancinants des hypothèses et des doutes. Toujours, toutefois, dans ces cas là, mon esprit vital ressurgit et vainqueur, prend le contre-pieds en me soufflant d’aller faire du shopping. En un instant alors tout s’évapore et hop ! C’est fini !
La prof : -« N’est-il pas vrai que seuls sont atteints ceux-là qui se laissent peu à peu gagner par le tourbillon dévorant de questions vaines et insolubles ? Li Yu n’est-il pas de ces hommes qui se ont parfois la chimère de prendre à cœur les problèmes du pays, comme le firent nos grands hommes antiques ?. Voyez dans quels embarras cela le plongea. Mieux vaut s’en prémunir, en évitant tout bonnement de penser. »
La bonzesse : « Oui, mieux vaut ne jamais se laisser gagner par ces insolites chimères. Ma chance s’est trouvée dans ma rencontre avec le bouddhisme qui me guérit définitivement du questionnement. »
Amélie : -« Ben, nous, en France, on étudie une chose qui s’appelle la " philosophie" dès le lycée on doit penser à des trucs soucieux du genre : « qu’est-ce que la liberté ? », alors la mélancolie, on y passe forcément un jour ou l’autre… »
La classe : - « non, mais c’est pas pareil, nous on parle d’une maladie très grave, et très rare qui donne envie de pleurer tout le temps et qui rend les gens très tristes, désespérés car les questions qu’ils se posent sont insolubles ! Tu ne peux pas comparer. »
Impression qu’effectivement, je ne peux pas comprendre ; de toute façon, je suis déjà six pieds sous terre là, présentement. Et ce soir, je vais encore avoir envie d’avaler un flacon d’alcool de riz en rentrant. Et puis non, vous avez raison, c’est pas pareil. Moi ça ne me donne même plus envie de pleurer.
Wang Xiaobo, qui est mort en 1997, me redonne cependant le courage de venir en cours malgré tout. Ses articles philosophiques s’inspirent pour beaucoup de la connaissance de la société que lui a procuré son travail de chercheur et de sociologue, et de son expérience personnelle de la révolution culturelle. Il a fait, après avoir été engagé dans les campagnes chinoises, des études de philosophie aux états-unis. Le livre que je lis en ce moment s’intitule éloquemment les plaisirs de la pensée. C’est une compilation de certains de ses articles parus dans des revues et journaux pas toujours autorisés.
La liberté de son ton et surtout son esprit critique et rationnel, soulignés par un humour pénétrant me mettent du baume au cœur quand je rentre de l’école, mais m’atterrent aussi souvent en confirmant des impressions que je voudrais espérer trompeuses.
Sur "l’optimisme" de rigueur en chine, il a écrit un article qui m’a donné de l’espoir quand à la capacité des chinois à se poser des questions. Il rappelle les origines de l’optimisme, dans un pays ou c’était une nécessité. Il fut un temps pas si lointain ou l’on était responsable de ses sentiments face à la nation, où une attitude "négative " pouvait déterminer de votre avenir proche et lointain. Wang Xiaobo rappelle à qui veut bien l’entendre qu’on ne peut pas contrôler les sentiments des gens…
Une amie française qui a suivi des cours de chinois à la fameuse Université des Langues de Pékin me disait que pendant un an de cours avec les manuels officiels, on ne lui avait jamais enseigné de termes négatifs. Peut-être est-ce parce que le vocabulaire du florissant est plus abondant que dans toute autre langue, point n’est alors besoin d’apprendre de mots qui risqueraient de nous rendre malades…